II
LIBERTÉ
La soirée était déjà bien avancée lorsque Bolitho décida qu’il avait sans doute lu toute la littérature disponible sur son bâtiment. Rôles d’équipage et registres de punitions, journaux de navigation et inventaires des vivres, la liste en était interminable. Mais loin de l’ennuyer, cette lecture lui avait mis en main des documents passionnants.
Le capitaine Ransome, son prédécesseur, avait tenu son bâtiment dans un état impeccable. Le registre des punitions déroulait le sempiternel catalogue des sanctions auxquelles exposaient des faits mineurs : quelques cas d’ivresse, plus rarement d’insubordination ou d’insolence. La pire faute revenait à un matelot qui avait frappé un officier marinier pendant une séance d’école à feu.
En tout cas, Ransome avait certainement eu beaucoup de chance dans un domaine bien précis : comme son bâtiment avait pris armement sur la Tamise, il avait pu choisir la crème de la presse, marins de navires de commerce qui relâchaient là, transferts à partir de vaisseaux venus caréner. Tout compte fait, il avait eu moins de mal que bien de ses collègues à compléter son équipage.
Pourtant, le livre de bord apportait de sérieuses nuances à ce tableau somme toute assez paisible. Au coin des deux années écoulées depuis qu’elle avait quitté l’Angleterre, l’Hirondelle n’avait affronté le combat qu’en une seule circonstance. Elle avait également servi en soutien d’une frégate lors de l’attaque d’un briseur de blocus. Dans ces conditions, pas besoin d’être grand clerc pour comprendre la réaction de l’aspirant Heyward lorsqu’il lui avait parlé des grosses pièces de chasse : l’autre avait dû y voir comme une critique du peu d’utilisation qui en avait été fait.
Les livres dressaient, comme de bien entendu, la liste des hommes transférés à bord d’autres unités pour promotion ou pour toute autre cause. Ils avaient été remplacés par ce que Ransome appelait des « colons volontaires » dans son journal intime. Ses commentaires restaient toujours très laconiques : impossible de deviner quoi que ce fût de l’homme derrière la sécheresse des mots. De temps à autre, Bolitho s’arrachait à sa lecture pour contempler sa chambre en essayant d’imaginer ce qu’avait été Ransome. Visiblement, il s’agissait d’un officier de bonne famille, donc d’influence, et la pièce semblait en accord parfait avec ce qu’il avait dû être : séduisante, un rien plus confortable que ne le laissait attendre un bâtiment de guerre.
Il poussa un long soupir et se laissa aller dans son fauteuil. Fitch, son domestique, entra pour débarrasser les restes de son repas.
Fitch était un être malingre, à peine une demi-portion, qui confessait volontiers son passé de petit voleur. Il devait à un navire de guerre qui arrivait au moment même où il comparaissait devant les assises d’avoir échappé à la déportation ou Dieu sait quoi, et il avait accepté d’embarquer à bord d’un bâtiment du roi, plus par punition que par amour immodéré du service. Mais, mon Dieu, il faisait finalement un domestique assez compétent et aimait sans doute un métier qui lui épargnait les besognes plus rudes du pont, pourvu que son maître du moment fît montre d’un minimum d’humanité.
Bolitho l’observait qui ramassait les ustensiles en terre cuite pour les ranger sur un plateau. Le repas avait été excellent : langue froide et légumes frais, arrosé d’un bordeaux avec commentaire de Fitch – « la dernière bouteille de la cave du capitaine Ransome ». Et il était fameux.
— Oui, feu votre capitaine, fit Bolitho.
Il vit le petit bonhomme se raidir.
— A propos, a-t-il laissé des volontés au sujet de ses biens ?
— M. Tyrrell en a pris soin, monsieur, répondit-il en baissant les yeux. Il a tout fait embarquer sur un transport qui rentre au pays.
— C’était certainement quelqu’un de très organisé ?…
Bolitho détestait ce genre d’interrogatoire, mais il sentait confusément qu’il lui fallait créer un lien, si ténu fût-il, avec celui qui l’avait précédé et qui avait commandé ce bâtiment depuis le jour où il avait touché l’élément liquide.
Fitch se mordit la lèvre.
— C’était un capitaine plutôt sévère, monsieur, et i’veillait à ce que son monde fasse proprement son travail. Si les gars obéissaient, alors il était heureux. Sinon…
Il haussa les épaules.
— … alors croyez-moi, i’poussait de sacrées gueulantes.
— Vous pouvez disposer, ordonna Bolitho.
Il était inutile de poursuivre avec Fitch. Son horizon se limitait à sa besogne, à se procurer de quoi manger, de quoi boire ainsi qu’une bonne couchette bien chaude, et à la volée de bois vert de son patron s’il n’était pas content.
Il y eut des bruits de pas au-dessus de lui et il dut se forcer à ne pas aller aux fenêtres ni grimper sur une chaise pour voir ce qui se passait à travers la claire-voie. Il repensa soudain à ses vieux compagnons, ceux du carré du Trojan : leur manquait-il un peu ? Il était probable que non. Il avait été promu au grade supérieur, cela créait un fossé entre eux et lui, mais aussi une place à prendre pour quelqu’un d’autre. Cette pensée le fit sourire ; il lui faudrait décidément un certain temps pour s’accoutumer à sa nouvelle situation, du temps et de l’application.
Quelqu’un frappa à la porte. Mathias Buckle, le maître pilote, entra dans sa chambre.
— Puis-je vous voir un moment, monsieur ?
Bolitho lui fit signe de s’asseoir. Cela aussi, c’était quelque chose d’inimaginable sur un grand bâtiment de guerre. Il n’y avait pas de fusiliers à bord, les visiteurs du capitaine semblaient libres d’entrer chez lui comme s’ils étaient chez eux. Peut-être Ransome avait-il encouragé cette espèce de familiarité.
Bolitho le regarda s’installer. C’était un homme de petite taille, plutôt carré, le regard clair, des cheveux presque aussi noirs que les siens. À quarante ans, c’était le vétéran du bord.
— Je ne voudrais pas vous déranger, monsieur, commença Buckle, mais, puisque le second n’est pas là, j’ai pensé… – il se tortilla dans son siège – … j’ai pensé que je devais vous proposer une promotion pour un des hommes.
Bolitho l’écouta en silence lui exposer le cas d’un dénommé Raven. Il s’agissait là d’une affaire à traiter en famille, mais il était bien conscient de l’importance de la chose. Pour la première fois de son existence de capitaine, il était affronté au sort d’un membre de son équipage.
— J’ai pensé, poursuivait Buckle, mais je vous demande bien pardon, monsieur, que nous pourrions le promouvoir au grade de maître pour une période d’essai.
— Depuis combien de temps êtes-vous maître pilote ? demanda Bolitho.
— Depuis que je suis à bord, monsieur.
Le regard s’était fait plus lointain.
— Mais avant cela, j’étais aide-pilote à bord du vieux Warrior, un soixante-quatorze.
— Vous avez fait une fort belle carrière, monsieur Buckle.
Il essayait de deviner à son accent d’où l’homme venait : de Londres, ou bien d’une région plus à l’est ? Peut-être du Kent ?
— Et comment se comporte-t-elle, cette Hirondelle ?
Buckle prit le temps de la réflexion.
— Assez bien pour sa taille, monsieur, quatre cent trente tonnes. Mais plus y a de vent, mieux elle va. On peut même y laisser toute sa toile, les bonnettes et la brigantine, sauf quand ça tourne vraiment au gros temps.
Il fronça le sourcil.
— Mais par petit temps, c’est vraiment une enfant de putain, vous aurez sans doute… – il fit un geste vague – … vous aurez remarqué les dalots près des sabords ? Vous faites dégager le pont principal, vous mettez du monde là-dessus et ça vous fait un bon nœud ou deux de mieux.
Bolitho regardait ailleurs. La lecture des livres de bord et de la correspondance officielle ne lui avait pas appris la moitié de ce qu’il entendait là. Il était vaguement irrité de l’absence du second. Dans des circonstances normales, le commandant quittant aurait été à bord pour lui décrire le comportement du bâtiment et ses faiblesses. À défaut, c’était le rôle du second.
— Mais vous verrez rapidement par vous-même, monsieur, continua Buckle, c’est ce qu’on fait de mieux.
Bolitho le regarda attentivement. Le pilote était loin d’être un imbécile, et pourtant on avait le sentiment qu’il restait au recul. Il l’attendait peut-être au pied du mur, avec ses talents ou ses faiblesses.
Il se força à répondre d’un ton froid :
— Eh bien, nous verrons cela, monsieur Buckle.
Lorsqu’il leva les yeux, l’officier marinier l’observait avec une certaine anxiété.
— Autre chose ? demanda Bolitho.
— Non, monsieur, répondit Buckle en se levant.
— Bien. Je pense que notre ordre d’appareillage ne va pas tarder. Je compte que le bâtiment sera paré.
— Oui, monsieur, fit Buckle ; n’ayez aucune crainte.
Bolitho se détendit un peu. Après tout, sa propre gêne le rendait peut-être inutilement dur envers le pilote. Et il était également vrai qu’il aurait bien besoin de lui tant qu’il n’aurait pas son bâtiment en main.
— Je ne doute pas un seul instant que ce commandement me donnera beaucoup de satisfactions, comme il en a donné au capitaine Ransome.
— Oui, monsieur, répondit Buckle en respirant profondément – il jeta un dernier coup d’œil autour de lui. Merci, monsieur.
La porte se referma derrière lui. Bolitho passa sa main dans ses cheveux : voilà quelques heures à peine qu’il était monté à bord au milieu des trilles de sifflets et il se sentait déjà un autre homme.
Tout cela n’avait rien à voir avec sa vie antérieure, quand il pouvait discuter ou rivaliser avec ses camarades, se plaindre du capitaine derrière son dos ou confier ses tracas à des partenaires choisis. À présent, il lui suffisait d’un mot pour qu’un homme se fermât ou même lui fît craindre pour sa propre sécurité. Buckle avait dix-huit ans de plus que lui, mais il s’était presque courbé en deux à la première remarque un peu sèche de Bolitho.
Il ferma les yeux pour se forcer à réfléchir. Essayer de se rendre populaire était stupide, se cramponner obstinément au règlement revenait à se comporter en tyran. Il se souvint des mots de Colquhoun et sourit intérieurement. Lorsque vous arriviez à la position confortable d’un Colquhoun, vous n’étiez plus certain de rien.
Il entendit soudain, quelque part de l’autre côté de la cloison, une conversation animée : on criait une réponse d’un canot. Puis ce fut le frottement d’une coque le long du bord, quelqu’un grimpait la coupée. Il lui paraissait absolument incroyable que ce bâtiment, son bâtiment, pût vivre sa vie de son côté tandis qu’il était là, installé devant sa table. Il soupira en regardant la pile de papiers et de livres qui l’attendait. Il allait lui falloir plus de temps qu’il n’avait imaginé pour s’adapter.
Quelqu’un frappa à la porte. Graves se glissa dans la chambre, mit son chapeau sous le bras avant d’annoncer :
— Le canot de rade vient juste de rentrer, monsieur.
Il lui tendit une enveloppe de toile soigneusement scellée :
— En provenance de l’amiral, monsieur.
Bolitho la prit et la posa immédiatement sur la table ; ses ordres pour la mer, sans aucun doute, mais il devait se retenir d’agir comme il l’aurait fait impulsivement. Il avait pourtant grande envie d’ouvrir l’enveloppe pour savoir ce que l’on attendait de lui.
Graves observait la chambre, s’attarda un instant sur la veste négligemment jetée en travers du banc et finit par la chemise ouverte de Bolitho.
— Désirez-vous que je reste, monsieur ? demanda Graves.
— Non. Je vous dirai ce qu’ils contiennent lorsque j’aurai eu le temps de les étudier.
Graves hocha la tête :
— J’attends l’arrivée de la dernière citerne, monsieur, j’ai envoyé le tonnelier à terre pour presser le mouvement, mais…
— Eh bien, fit Bolitho en souriant, allez vous occuper de ce que vous avez à faire.
Il attendit qu’il fût sorti pour ouvrir l’enveloppe. Il était encore occupé à lire les ordres écrits d’une écriture calligraphiée lorsqu’il entendit des bruits de voix dans la coursive derrière la porte : celle de Graves d’abord, visiblement irrité, puis une autre, dont le ton progressivement se mit à monter, jusqu’à ce que tombât un :
— Mais Seigneur, comment pouvais-je deviner ? Vous auriez dû envoyer un signal, espèce d’imbécile !
Un silence, puis un coup frappé à la porte.
Le lieutenant qui entra ne correspondait en rien à ce à quoi Bolitho s’attendait. Colquhoun lui avait expliqué qu’il était trop jeune pour exercer un commandement, fût-ce par intérim, et voilà un homme qui avait au moins deux ans de plus que lui ! Grand, les épaules carrées, le teint bronzé, ses cheveux auburn touchaient le plafond et on avait le sentiment qu’il emplissait la chambre à lui tout seul.
— Monsieur Tyrrell ? fit Bolitho en le regardant tranquillement.
L’officier fit un bref signe de tête.
— Monsieur… – il reprit sa respiration – … il me faut vous présenter mes excuses pour mon arrivée tardive. J’étais à bord du bâtiment amiral.
Bolitho baissa les yeux. Tyrrell avait l’aisance des gens nés et élevés aux Amériques. On eût dit une espèce d’animal à moitié apprivoisé, sa respiration courte montrait qu’il n’était pas encore calmé de son coup de sang.
— L’ordre d’appareillage vient tout juste d’arriver, compléta Bolitho.
Mais Tyrrell avait l’air de ne pas l’entendre.
— Je suis allé là-bas pour raison personnelle, monsieur, je n’avais pas le temps de faire autrement.
— Je vois.
Et il se tut pour observer l’homme qui contemplait on ne sait quoi par la fenêtre, le regard ailleurs. Il avait une curieuse façon de se tenir, un bras ballant et l’autre incliné sur son sabre. Décontracté, certes, mais légèrement sur la défensive, comme quelqu’un qui se prépare à subir une attaque.
— J’aurais préféré trouver mon second à bord à mon arrivée.
— J’ai fait porter à terre la dépouille du capitaine Ransome ainsi que ses objets personnels, monsieur. Comme vous n’aviez pas encore pris votre commandement, je me suis senti libre d’agir au mieux, monsieur – il jeta un coup d’œil distrait à Bolitho. J’étais à bord de l’amiral pour demander, non, pour implorer si nécessaire, mon transfert à bord d’un autre bâtiment. Cela m’a été refusé.
— Comme l’on avait passé votre tour de commandement, vous avez estimé que vos talents seraient mieux utilisés ailleurs, c’est bien cela ?
Tyrrell esquissa un sourire, passant instantanément de la colère à un mélange de charme et de force.
— Je suis désolé, monsieur, mais il ne s’agit pas de cela. Comme vous le savez sans doute, je suis ce que feu le capitaine Ransome appelait un « colon ». Encore que, ajouta-t-il amèrement, il semble que nous étions dans le même camp depuis un an contre les rebelles.
Bolitho se raidit. Bizarrement, il n’avait jamais réfléchi jusqu’ici aux sentiments de Tyrrell et de ses semblables : de bonnes familles américaines, loyales à la Couronne, et qui avaient été les premières à se dresser face à la révolution qui venait d’éclater parmi les leurs. Lorsque la guerre avait gagné en ampleur et que l’Angleterre s’était battue d’abord pour maintenir sa poigne sur le pays puis simplement pour y garder une présence, les Tyrrell étaient subitement devenus des cas singuliers.
— Où habitez-vous ? demanda-t-il.
— En Virginie, comté de Gloucester. Mon père a quitté l’Angleterre pour faire du cabotage. Quand la guerre a éclaté, je commandais l’une de ses goélettes. Je suis entré au service du roi dès le début.
— Et votre famille ?
— Dieu seul sait, répondit Tyrrell en détournant les yeux, je n’en ai plus entendu parler.
— Vous souhaitez donc être transféré pour vous rapprocher de chez vous ? Pour retourner chez ceux que vous considérez comme les vôtres ?
Bolitho ne parvenait pas à dissimuler une certaine amertume.
— Non monsieur, ce n’est pas cela – il leva le bras, le laissa retomber, la colère le reprenait. Je suis officier du roi, je me moque de ce que Ransome pouvait bien penser, qu’il aille au diable !
Bolitho se leva d’un bond :
— Nous ne sommes pas ici pour parler de votre ancien commandant !
Tyrrell se ferma.
— A présent, le capitaine Ransome est bien à l’abri dans son tonneau, dans la cale d’un transport. Et dans son hôtel de Londres, sa veuve va pouvoir sangloter sur son dévouement au service qui lui a coûté la vie.
Il eut un petit rire.
— La « fièvre », comme ils disent. Vous voyez tout ceci, monsieur ? continua-t-il en montrant la chambre. On reconnaît la patte d’une femme. À bord de l’Hirondelle, nous ne faisions jamais l’ombre d’un mille sans la compagnie de quelque pute !
Il parlait comme si rien ne pouvait l’arrêter :
— Voilà la fièvre qui a fini par l’emporter. Bon vent bonne mer, si vous voulez mon avis !
Bolitho se laissa retomber sur son siège. Il avait l’impression que le sol se dérobait sous lui, une fois de plus. Des femmes, ici, dans sa chambre ! Il avait déjà entendu parler d’histoires de ce genre, mais sur de gros bâtiments, et la chose était rare. À bord de l’Hirondelle, où les risques étaient énormes en cas de combat, c’était absolument incroyable.
Tyrrell l’observait d’un œil narquois.
— Il fallait que je vous le dise, monsieur, je suis comme ça. Mais laissez-moi ajouter une chose : si la maladie n’en était pas venue à bout, je l’aurais tué de mes propres mains.
Bolitho leva les yeux, le regard dur :
— Cela prouve simplement que vous êtes un imbécile ! Si vous n’êtes pas capable de vous maîtriser, c’est moi qui demanderai votre transfert, ne vous y trompez pas !
Tyrrell regardait ailleurs, loin par-dessus l’épaule de Bolitho.
— Croyez-vous que vous resteriez aussi calme, monsieur, si l’une de ces femmes avait été votre propre sœur ?
La porte s’entrouvrit et le visage couturé de Stockdale apparut. Il apportait sur un petit plateau d’argent deux verres et une carafe.
— Je m’suis dit qu’vous pourriez avoir envie d’un petit rafraîchissement, monsieur… – il observa les deux hommes – … pour fêter l’événement, si j’ose dire.
D’un geste, Bolitho lui fit signe de poser ce qu’il avait à la main et attendit qu’il fût sorti. Puis, toujours sans un mot, il emplit les verres sous l’œil attentif de Tyrrell qui ne perdait pas un geste. Les choses commençaient mal pour eux. S’il était encore temps de redresser la situation, c’était tout de suite. À supposer que Tyrrell voulût profiter de sa défaite, cela pouvait les mener au pire.
Il lui tendit son verre et reprit d’une voix grave :
— J’ai deux sœurs, monsieur Tyrrell. Pour répondre à votre question, non, je ne garderais pas mon calme.
Il lui sourit en voyant son air surpris :
— Je vous suggère de porter un toast à nous deux, voulez-vous ?
Tyrrell choqua son verre contre celui de Bolitho.
— Dans ce cas, buvons à un nouveau commencement, monsieur.
Bolitho ne levait toujours pas son verre :
— Alors, pas de débarquement ?
— Non, fit-il en secouant la tête.
Bolitho leva son verre :
— Alors, à un nouveau commencement.
Il but une gorgée avant d’ajouter doucement :
— Bonne nouvelle, monsieur Tyrrell. Nous appareillons demain pour rallier l’escadre côtière – il se tut en voyant son soudain désespoir. Nous ne serons pas loin des côtes du Maryland.
— Dieu soit loué, répondit Tyrrell. Je sais que c’est bête, mais la seule vue de cette côte va me changer la vie.
Bolitho reposa son verre.
— Je recevrai les officiers de manière plus officielle à la fin du dernier quart de jour.
Il faisait soigneusement attention à reprendre un ton plus officiel. Ils s’étaient tous deux suffisamment dévoilés pour l’instant.
— D’ici là, menez-moi faire une inspection du bord. Et je veux tout voir, le bon et le mauvais.
— A vos ordres, répondit Tyrrell – il sourit. J’ai le vague sentiment que l’Hirondelle va voler comme jamais.
Il attendit que Bolitho eût enfilé sa veste et reboutonné sa chemise.
— Si vous voulez bien me suivre, monsieur.
Ils sortirent à la lumière sur le pont principal, Bolitho observait les épaules carrées de Tyrrell et poussa un soupir. S’il fallait chaque jour se livrer à cette lutte de deux volontés, le privilège que l’on venait de lui confier allait se transformer en une expérience enrichissante…
— Commençons par la batterie tribord, monsieur Tyrrell.
Le second s’arrêta sous le décrochement de la dunette.
— Comme vous avez dit, monsieur – il eut un large sourire. Le bon et le mauvais.
Stockdale ramassa le bol à raser de Bolitho et jeta un discret coup d’œil au petit déjeuner posé sur la table : il n’y avait pas touché. Une intense agitation régnait sur le pont et dans tout le bord. À un terrien, toute cette activité aurait paru incompréhensible, incohérente. Pour un observateur avisé, au contraire, tout avait un sens, chaque homme son poste et sa raison de se trouver à tel ou tel endroit. Toutes ces longueurs de cordage et de manœuvre, ces monceaux de toile avaient leur partie à tenir dans la symphonie que doit jouer un navire pour naviguer.
Bolitho s’approcha des fenêtres de poupe pour observer la terre toute proche. La matinée était superbe, les collines se détachaient dans un ciel très pâle. À la pointe, au-dessus de la batterie côtière, le pavillon commençait à flotter doucement dans une petite brise de nordet. Rester confiné dans cette chambre le rendait presque physiquement malade, mais il lui fallait bien attendre le moment précis où il pourrait et devrait se montrer.
Il entendait les voix des hommes qui se hélaient les uns les autres sur le pont, des ombres furtives passaient dans la lumière. De temps en temps, on distinguait le crincrin plaintif d’un violon, l’air déformé d’une chanson à virer. Les hommes peinaient au cabestan.
Il avait passé toutes ces dernières heures comme la plus grande partie de la nuit à se retourner dans sa couchette, l’oreille aux aguets, à écouter les bruits de la mer ou à peser mentalement chaque éventualité, le moindre détail de la carte. Tous les yeux allaient être fixés sur lui. Sur la dunette de l’amiral, c’était bien le diable si quelque lieutenant ne le haïssait pas d’avoir eu cette chance en or à sa place.
— Votre café, monsieur, fit Stockdale qui traînait près de la table. Pendant qu’il est encore chaud.
Bolitho eut un geste d’impatience ; il lui en voulait de le sortir de ses pensées, mais la vue de ce visage anxieux était plus qu’il ne pouvait supporter. C’était toujours la même chose.
Il alla s’asseoir devant sa table pour essayer de se détendre un peu. Stockdale avait raison : s’il avait oublié quoi que ce fût, il était trop tard. Vous pouviez vous creuser sans fin la cervelle, venait toujours un moment où cela ne servait qu’à embrouiller davantage les idées.
Il but lentement son café avant de considérer sa viande : impossible de toucher à cette chose, son estomac se tordait déjà d’appréhension, et les tranches de porc ne feraient qu’aggraver le tableau.
— Ça va être une bonne traversée, monsieur, nota simplement Stockdale en regardant par la fenêtre, et assez longue pour voir ce que valent ces gaillards.
Bolitho leva les yeux : cet homme lisait dans ses pensées. En compagnie d’une autre corvette, il devait escorter deux transports qui approvisionnaient les troupes de Philadelphie puis les remettre entre les mains de l’escadre côtière. Deux mille milles à parcourir, la plus grosse partie au large, voilà qui lui laisserait le temps de prendre la mesure de son équipage et de lui-même. La veille, il avait reçu tous ses officiers dans le carré exigu. À l’exception de Tyrrell, ils étaient tous à bord depuis la prise d’armement à Greenwich. Il se sentait vaguement jaloux de la connaissance approfondie qu’ils avaient de l’Hirondelle. Les deux aspirants, dix-huit ans, avaient rejoint le bord comme novices. Après avoir grandi à bord, ils espéraient une promotion. C’était pitié de les voir dans cet état, songea-t-il : ils se trouvaient directement sous les yeux du capitaine, alors que sur un gros bâtiment, avec la compétition entre les « jeunes gens », ils auraient été perdus dans la masse.
Buckle n’avait pas dit grand-chose lors de leur réunion à bâtons rompus. Il était resté assez réservé et attendait sans nul doute de voir comment le nouveau capitaine se comportait à la mer. Il s’en était donc tenu strictement à quelques considérations relatives à la navigation.
Robert Dalkeith, le chirurgien, était un homme étrange. Jeune encore, mais déjà trop gras – les cordonniers sont les plus mal chaussés –, il était entièrement chauve et portait une perruque du plus beau roux. Il paraissait cependant plus habile dans son art que ce que l’on voyait généralement à bord des vaisseaux du roi, ne manquait pas de culture, et Bolitho s’était dit qu’il y avait davantage chez cet homme-là que ce qu’il voulait bien montrer.
Lock, le commis, sans cesse agité, complétait la brochette.
Graves les avait rejoints plus tard. Il se plaignit longuement de ses problèmes de citernes, de la difficulté qu’il y avait à obtenir de l’aide à terre pour charger les embarcations – une vraie litanie.
Tyrrell avait fini par l’interrompre :
— Ça va, Hector, vous avez été spécialement choisi pour être notre martyr !
Graves avait commencé par froncer l’œil, mais avait fini par rire avec les autres.
Bolitho se laissa aller contre son dossier et contempla le ciel. Il ne se sentait pas à l’aise avec Graves. Un gros travailleur certainement, le petit chouchou de Ransome peut-être ? Il était difficile de déterminer comment était née cette animosité entre Tyrrell et lui, mais elle n’était que trop réelle.
— Commandant !
Bolitho sursauta et tourna les yeux vers la porte. L’aspirant Bethune était là, la coiffure sous le bras, sa main libre crispée sur le manche de son poignard. Il avait le visage tout rond, presque enfantin et constellé de taches de rousseur.
— Oui ?
Bethune avala sa salive.
— M. Tyrrell vous présente ses respects, monsieur, les transports ont levé l’ancre. Le Faon a hissé le signal préparatoire, monsieur.
Ce disant, il jetait des coups d’œil curieux tout autour de lui.
Bolitho hocha gravement du chef :
— Je monte tout de suite.
Avec un soin étudié, il se força à avaler lentement une gorgée de café, qui le fit presque sursauter. Le Faon était l’autre corvette participant à l’escorte et devait embarquer Colquhoun en sus de son commandant.
L’aspirant était toujours là. Il ajouta effrontément :
— Je viens de Cornouailles, monsieur, comme vous.
Bolitho ne put s’empêcher de sourire malgré sa tension : la compétition avait commencé.
— Je ne vous en tiendrai pas rigueur, monsieur Bethune.
Et il dut baisser les yeux en attendant que le jeune garçon eût quitté sa chambre.
Il se leva, prit son chapeau des mains de Stockdale et, après un bref signe de tête, sortit d’un pas décidé dans la lumière.
Passavants et ponts semblaient encore plus bondés que d’habitude. Les hommes couraient de partout, poursuivis par les cris des officiers mariniers. En atteignant la dunette, il aperçut deux gros transports qui se traînaient vers la pointe, voiles encore pendantes avant de prendre le vent.
— L’ancre est à pic, monsieur, lui annonça Tyrrell en saluant.
— Merci.
Il se dirigea du bord sous le vent pour examiner le Faon. On distinguait nettement tout un groupe d’hommes au cabestan, le câble remontait rapidement sous la guibre.
Il repassa au vent, essayant de ne pas voir les marins occupés à leurs postes. Au-delà de la pointe, vers l’horizon vide, on apercevait déjà des moutons. Une fois sortis de cet abri bien protégé, ils allaient avoir bon vent. Un autre coup d’œil, plus inquiétant celui-là : des remous de courant tournaient autour d’un ponton. Avant tout, il allait falloir parer tous ces bâtiments au mouillage.
— Le signal du Faon est à bloc, monsieur !
Bethune, accroché aux haubans, se croyait obligé de pointer sa lunette alors que le signal de Colquhoun était visible comme en plein jour.
— Paré au cabestan !
Tyrrell courut à la lisse et mit ses mains en porte-voix :
— Larguez les huniers !
Les yeux rivés sur Bolitho, Buckle se tenait près de la barre avec ses deux timoniers.
— Le vent fraîchit un brin, monsieur.
— Oui.
Il s’approcha de la lisse pour examiner la longueur du pont. Graves surveillait l’équipe de mouillage, l’aspirant Heyward était au pied du grand mât avec sa division.
— Signal, monsieur ! Levez l’ancre !
— Du monde en haut, à larguer les perroquets !
Bolitho se recula un peu pour regarder les gabiers grimper dans les enfléchures puis, devenus silhouettes noires se détachant sur le ciel clair, avancer le long des vergues. Tyrrell n’avait pratiquement pas à intervenir, les hommes se débrouillaient parfaitement sans qu’on eût besoin de leur donner des ordres du pont. La toile commença à claquer dans un bruit de tonnerre, le bâtiment fut pris d’un long tremblement. Le Faon lui passait sur l’avant, le hunier de misaine déjà plein.
— Signal, monsieur, héla Bethune. « Faites hâte ! »
Il baissa sa lunette et essaya d’éviter le regard de Bolitho qui ordonna :
— Vivement aux bras !
Il essaya d’oublier le dernier signal de Colquhoun : peut-être essayait-il de le pousser à faire une bêtise, peut-être était-il toujours comme cela. Mais rien ni personne ne devait lui gâcher ce jour.
— Haute et claire, monsieur ! cria une voix devant.
Libérée de ses attaches, l’Hirondelle se coucha sous la brise. La pointe se mit à défiler rapidement devant le boute-hors, la toile s’envolait aux vergues et la corvette prit le vent. Des poulies battaient, grinçaient, les gabiers se remuaient comme des singes.
— Venez bâbord amures, ordonna Bolitho à Buckle, puis faites cap de façon à parer la pointe.
Comme le pilote le regardait, il ajouta :
— Nous mettrons tout dessus et nous verrons bien si elle arrive à battre le Faon.
Un peu plus tard, voiles et huniers établis, l’Hirondelle passa derrière le bâtiment qui portait la marque de l’amiral au mât de misaine.
Bolitho vit Tyrrell faire une petite grimace. Il doit regretter de ne pas avoir obtenu son transfert, songea-t-il. Et si la confiance qu’il mettait dans son second était mal placée, il le regretterait lui aussi.
Ils continuèrent entre deux bâtiments de la Compagnie des Indes puis vers la pointe. De petites embarcations bouchonnaient dans leur sillage. Bolitho, qui surveillait le compas, leva les yeux pour voir qu’ils avaient pris une demi-encablure au Faon.
Le chirurgien s’accrochait aux haubans d’artimon d’une main en essayant de retenir sa perruque flamboyante de l’autre.
— On dirait que nous régatons, lui dit Buckle en ricanant.
Dalkeith resta impassible ; Bolitho le regardait.
— Pauvre capitaine Ransome, on peut dire qu’il n’est jamais sorti du port aussi vite, pas vrai ? Mais, ajouta-t-il avec un pâle sourire, à cette heure de la matinée, il était déjà, comment dire, passablement… fatigué.
Et ils éclatèrent de rire tous les deux.
La voix impérieuse de Bolitho les coupa net :
— Nous avons un yawl sous le vent, monsieur Buckle. Riez plus tard si cela vous chante, mais rentrez-lui dedans sous le nez de l’amiral, et vous rirez d’une tout autre façon !
Il retourna à la lisse et Buckle se précipita auprès des timoniers.
L’extrémité de la pointe défilait rapidement par le travers, il sentit l’étrave qui commençait à mordre à belles dents dans les premières petites lames. Le pont s’inclinait davantage sous la pression des voiles.
— Ancre caponnée, monsieur ! cria Tyrrell.
Les embruns lui avaient trempé le visage et sa chemise était mouillée, mais il arborait un large sourire.
— Parfait, répondit Bolitho. Faites donc border la misaine, elle pendouille comme de la lessive.
Il ne parvint pourtant pas à conserver cette attitude sévère :
— Par Dieu, mais elle vole littéralement, vous ne trouvez pas ?
Il leva la tête : les grandes voiles carrées tiraient sur leurs vergues, la flamme était tendue comme le fouet d’un cocher. Il connaissait ce spectacle par cœur, mais, cette fois-ci, la chose lui paraissait totalement nouvelle.
— Signal du Faon, cria Bethune : « Prenez poste au vent ! »
— Faites l’aperçu ! lui répondit Bolitho avec un grand sourire. Et voilà une bien belle matinée, ajouta-t-il à l’intention de ceux qui l’entouraient.
Stockdale se tenait près de la descente. Le plaisir manifeste de Bolitho le remplissait de bonheur. Il regarda les gabiers qui redescendaient, bronzés et éclatants de santé. Mais que savaient-ils vraiment faire ? Il resta là à réfléchir, sortit son cure-dents d’ivoire et entreprit de se nettoyer la mâchoire. Son capitaine avait connu plus de combats qu’eux tous réunis. Il se tourna vers lui, vers ses grandes épaules carrées. Bolitho arpentait le bord au vent. Mais il suffisait d’attendre le temps voulu, ils allaient bientôt découvrir ce que c’était.